De l'instant d'éternité selon Nietzsche

Publié le 5 Novembre 2013

S’écartant très nettement de Schopenhauer, éducateur vite dépassé, Nietzsche soutient qu’il ne faut pas chercher le bonheur dans la durée perpétuelle, la satisfaction continue, mais dans ce qu’il appelle « des instants d’éternité ». Un désir (lust) ne se résout pas nécessairement en déception – manifeste ou inavouée – mais parfois aussi en moment de plénitude absolue, en accomplissement de la puissance qui nous veut, en la possibilité de devenir, l’espace d’un instant, tout ce que l’on est. Une telle joie justifie tous les efforts, toutes les peines et toutes les souffrances qui l’ont devancée.

L’instant d’éternité n’est pas celui qui succède l’affirmation d’une volonté noble et puissante mais celui qui lui coïncide. Le premier regard jeté par une mère sur l’enfant qu’elle vient de mettre au monde, l’artiste posant les yeux sur le chef d’œuvre qu’il vient d’achever, le héros venant tout juste d’accomplir son destin : tous ces instants échappent au temps. Dans ces instants de vie se tient et se contient toute la vie, parce qu’ils en accomplissent le sens le plus profond. Tout le reste peut s’oublier, tout le reste est temporalité.

Mais qu’est-ce au juste qu’un instant d’éternité ? Et dans quelle mesure peut-on dire que l’éternité est l’objet du désir ? Il ne faut pas entendre l’éternité comme une durée indéfinie mais plutôt comme ce qui est hors du temps, comme ce qui n’est marqué d’aucun caractère temporel. On ne peut donc pas parler de suspension du temps, car une telle interruption implique elle aussi une durée, donc une temporalité. En réponse au vœu du poète, Alain demande combien de temps le temps va-t-il suspendre son vol, faisant ainsi clairement apparaître l’évidente contradiction que renferme un tel désir.

L'éternité, suppose la coïncidence pleine et heureuse entre soi et le monde tel qu'il est. Lorsque nous ne sommes plus en lutte, lorsque nous ne voulons plus changer ni ce que nous sommes ni ce qu'est le monde, alors nous dansons sur sa musique, nous planons sur ses courants d'air, nous sommes proprement hors du temps, au coeur de la pureté du présent. Il n'y a ni passé à regretter ni avenir à craindre. Tout est là.

Pour Nietzsche, l’instant d’éternité est ainsi celui qui nous ferait consentir à la répétition infinie de la totalité de notre existence. Le mythe de l’Eternel retour, à savoir qu’après notre mort, toute notre vie – dans ses meilleurs comme dans ses pires moments –, se répétera encore et encore, sans que rien ne puisse y être changé, permet à celui qui y croit de mener sa vie en assumant de la supporter éternellement. Cela vaut mieux que de croire en quelque Paradis céleste qui nous détournerait de la vie ici-bas, qui nous ferait renoncer à la joie terrestre et rater notre existence en la livrant au sacrifice de notre profond désir, de notre préférence individuelle, en la condamnant aux privations mortifères ou à une souffrance prétendument rédemptrice.

L’instant d’éternité est celui pour lequel nous assumerions l’éternel retour du même et par lequel toute l’existence se trouve justifiée. Cet éternel retour est d’une certaine façon le pari de Nietzsche.

"Doch alle Lust will Ewigkeit"

«Toute joie veut l’éternité, veut la profonde, profonde éternité.»

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Rédigé par Jean-Marie Le Quintrec

Publié dans #Les philosophes

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :