De la pudeur selon Kant

Publié le 1 Novembre 2013

Dans ses "Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine", Kant met très nettement en lumière le rôle central qu’a joué la pudeur dans l’humanisation du désir sexuel.

D’abord nus, tels Adam et Eve dans le jardin d’Eden, les hommes se sont mis à cacher leurs organes génitaux derrière des feuilles d’arbre ou des peaux de bête afin de les soustraire à la vue de leurs semblables, ce qui a eu pour effet de stimuler fortement leur imagination.

Même s’il n’est pas certain que le but premier des homo sapiens se confectionnant des pagnes était la dissimulation pudique – on pourrait plutôt penser qu’ils cherchaient d'abord à se protéger –, l'émergence du sentiment amoureux fut néanmoins la principale conséquence de cette habitude.

Un tel basculement culturel ouvre la voie à une série de ruptures avec l’ordre des instincts naturels. L’excitation bestiale, purement sexuelle, liée à la perception du sexe de l’autre se voit transformée, grâce au travail de l’imagination, en une excitation spirituelle.

Ce n’est plus la chose en tant que telle mais l’idée imaginaire qu’ils s’en font qui suscite leur intérêt. La nudité donnant tout à voir ne laisse plus rien à découvrir, et l’attrait pour le sexe opposé cesse dès que le besoin est satisfait. Aussi, l’apparition de la pudeur conduit le désir sexuel des hommes à se séparer de l’instinct animal et à rompre avec la périodicité des cycles reproducteurs.

L’homme, privé de la vision de cet organe qui parfois provoque en lui de si violentes impulsions, doit faire appel à son imagination, ce qui donne à son désir un caractère durable. Cette dissimulation pudique lui permet en effet d’éviter le sentiment de satiété qui suit la satisfaction d’un désir purement animal. Le sexe de l’autre devient en quelque sorte plus mystérieux, quelque chose qui n’est pas immédiatement accessible, et la nature de l’intérêt qu’il suscite s’en trouve modifiée. N’ayant plus la représentation de ce qui l’attire, l’homme ne sait plus ce vers quoi ses impulsions l’orientent.

L’autre, qui n’était d’abord qu’un moyen d’épanchement des pulsion, se fait progressivement ressentir comme une fin obscure et confuse. C’est peut-être à ce stade de l’évolution humaine que l’instinct s’est déréglé ; en rompant le fil qui relie la tendance naturelle à l’objet qui la stimule, il s’est mu en une force poursuivant désormais un idéal de l’imagination.

 

Il suffit d’interroger des naturistes pour s’entendre confirmer que la nudité généralisée exclut l’érotisme. D’après eux, c’est plutôt la dissimulation des organes génitaux derrière du textile qui, en stimulant l’excitation sensuelle, se révèle fin de compte « indécente ». Voilà qui met en pleine lumière le rôle de l’imagination dans la dynamique du désir sexuel.

Outre ce pont jeté entre le besoin de reproduction et l’érotisme, l’habillement des hommes primitifs a eu d’autres effets, moins immédiats mais tout aussi déterminants dans le processus de spiritualisation du désir. L’homme, sans pouvoir observer les légers changements qui interviennent le sexe des femmes dès leur période d’ovulation, ne pouvait plus savoir si elles furent disposée au rapport. Aussi dût-il fréquemment se heurter à des refus qui contribuèrent de nouveau au processus d’idéalisation.

La frustration engendrée par le rejet renforça la valeur de ce qui a été refusé et l’objet du désir se trouva ainsi transfiguré. La pudeur, le refus puis l’interdit, en tant que manifestations de la culture, ont donc progressivement conduit les hommes à s’élever des pulsions reproductrices au sentiment d’amour, de la perception à l’imagination, du sensuel à l’idéal.

"L'homme trouva bientôt que l'excitation sexuelle, qui chez les animaux repose seulement sur une impulsion passagère et la plupart du temps périodique, était susceptible pour lui de se prolonger et même de s'accroître sous l'effet de l'imagination, qui fait sentir son action avec d'autant plus de mesure sans doute, mais aussi de façon d'autant plus durable et plus uniforme, que l'objet est soustrait aux sens ; ce qui évite la satiété qu'entraîne avec soi la satisfaction d'un désir purement animal."

Kant, Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine, 1784

Rédigé par Jean-Marie Le Quintrec

Publié dans #Les philosophes

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