De la nostalgie d'une étoile

Publié le 26 Novembre 2013

Etymologiquement, le terme désir signifie la nostalgie d'une étoile. En latin, "De-sideratio" indique la perte douloureuse (De) d'un astre (sideris) fascinant. Ainsi le désir peut être lu comme le regret d’un bien merveilleux, autrefois contemplé par notre âme. Le bonheur qui en résultait se veut absolu dans la mesure où il était total, parfait, et en cela divin. L’idée se rencontre chez Platon, et elle parcourt l’Antiquité comme ce qui se cache derrière le grand Mystère : L’homme est un dieu déchu qui naît avec un souvenir des cieux.

Voilà qui peut élucider l'énigme de la répétitivité insatiable du désir humain. Si la satisfaction de nos désirs ne nous permet jamais d’atteindre le contentement ultime c’est parce que nous avons été jetés dans un monde auquel il ne saurait appartenir. Cette rupture originaire, cette perte et la déchéance qui a suivi ont laissé en nous une immense lacune, un vide abyssal. C’est d’ailleurs ce que révèlent les plus célèbres réflexions philosophiques menées autour du problème de l’obscur objet du désir.

Pour Schopenhauer, le désir est sans but – il n’a pas de véritable objet –, rien ne peut le contenter. La vie est donc une succession de désirs ne parvenant jamais à l'état final de satisfaction. Pour Rousseau, si l'on "jouit moins de ce qu'on obtient que ce qu'on espère" c'est parce que le désir n’a pas d’objet extérieur – il est à lui-même sa propre fin. Enfin, selon Pascal, le désir procède d'un manque infini qu'aucun objet terrestre ne pourrait combler. Pour ces illustres philosophes, le désir semble être voué à ne se satisfaire de rien, ou du moins rien qui ne soit à sa mesure. On peut alors être tenté de conclure que le désir n’a pas d’objet réel, sauf si l’on considère avec Platon que le réel le plus réel n’est pas de ce monde mais au delà. Et qu’est-ce qu’il y a au delà ?

Comment expliquer, sans recourir à Dieu ou à quelque puissance métaphysique, que le véritable bonheur, objet essentiel du désir, ne puisse être atteint en ce monde ? Avons nous connu, avant notre naissance, un état de parfaite plénitude ? Un sentiment de complétude totale ? Une symbiose absolue ? Cette unité primitive a-t-elle été brisée ? Avons-nous été arraché à quelque Paradis originaire ? Notre imagination puise-t-elle son inspiration dans les traces restées en nous d’un tel Paradis ? En avons-nous donc gardé mémoire ? Et de quel type de mémoire pourrait-il s’agir ?

La nostalgie implique nécessairement le souvenir, on ne saurait désirer retrouver un état que l’on a totalement oublié. Il est donc évident que sans la présence d’un souvenir du bonheur parfait, nous ne pourrions déplorer son absence. Le paradoxe du désir apparaît alors dans la découverte qu’il faut bien que l’on se souvienne du contentement absolu pour que l’on désire le retrouver et que dans le même temps cette représentation se révèle nous faire défaut dans la mesure où nous sommes incapables de dire ce que nous désirons en général. Comment pourrait-on désirer la plénitude totale si on ne l’avait absolument pas connue ? Comment pourrait-elle nous manquer ? Et s’il y avait eu perte, comment pourrions-nous chercher et trouver ce qui est perdu puisque nous ne saurions même pas ce qui a été perdu ?

Sur l’embarras du jeune Ménon, qui se demande pourquoi chercher quelque chose que l’on ne connaît absolument pas puisque si on le trouve on ne saura pas que c’était ce que l’on cherchait, Socrate fonde sa fameuse théorie de la réminiscence. On saura que c’est ce que l’on cherchait parce qu’on le savait déjà, mais sans le savoir... Trouver, apprendre, n’est rien d’autre que se ressouvenir, connaître c’est reconnaître laissait à entendre Socrate.

D'après Socrate et Platon, l’âme a autrefois contemplé l’éclat des beautés célestes, de près ou de loin, elle a vu toute Vérité, et surtout, elle a connu ce complet bonheur d’être sans corps, flottante, légère et aérienne, dans le doux éther des cieux éternels. Aussi, quand nous croyons apprendre, notre âme ne fait en vérité que se ressouvenir de ce qu’elle savait déjà. Les sentiments que nous ressentons à la vue des belles choses viennent de ce qu’elles nous rappellent obscurément et confusément les divines beautés qui autrefois nous avaient fascinées. Inspiré par Pythagore et ébloui par Socrate, Platon en viendra à conclure que le véritable objet du désir c’est de retrouver la béatitude contemplative que notre âme a connu lorsqu’elle était délié de tout corps, avant la naissance, avant sa déchéance sur terre.

Les spéléologues grecs de la psyché humaine découvrent les fondations enfouies du désir: un souvenir des cieux demeuré tapi au fond de l’âme. Un souvenir inconscient en somme, tout à la fois présent et absent. Nous aspirons donc confusément et obscurément à retrouver le Paradis céleste dans lequel avons baigné avant notre déchéance, c’est-à-dire avant notre naissance. Là nous ne manquions de rien, nous n'avions jamais faim ou soif, nous flottions, en apesanteur, il ne faisait ni trop chaud ni trop froid, il n'y avait aucune distance, aucun danger; nous ne formions qu'un grand tout avec notre Univers. Nous étions délié de tout ce que comporte de lourdeur et d'impuissance le fait d'être un corps jeté sur terre.

« Au Paradis, je ne tiendrai pas une « saison », ni même un jour. Comment expliquer alors la nostalgie que j’en ai ? Je ne l’explique pas, elle m’habite depuis toujours, elle était en moi avant moi. »

Emil Michel Cioran, De l’inconvénient d’être né, XII, 28

Rédigé par Jean-Marie Le Quintrec

Publié dans #Le désir

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