Du malheur humain selon Pascal

Publié le 26 Novembre 2013

Quand les hommes satisfont un désir, ils n'en sont pas satisfaits pour autant. Un nouveau désir ne tarde pas à prendre la place du précédent, si bien que leur projet de contentement final est indéfiniment reporté dans le futur. Ainsi, les hommes sont perpétuellement dans l'attente du bonheur et, "se disposant toujours à être heureux, il est inévitable qu'ils ne le soient jamais" remarque Blaise Pascal.

Pascal voit en en l'infinité du désir un signe de l’existence de Dieu. L’insatiable désir des hommes révèle selon lui un manque infini inscrit au coeur de leur nature. En toute logique seul un objet infini pourrait donc combler ce gouffre infini en eux. Dans cette perspective, Dieu se révèle être le véritable objet du désir. La pensée chrétienne s’est d'ailleurs longtemps proposée d’interpréter le désir indéfini de biens finis comme l’expression dévoyée d’un désir du bien infini. La piste suivie par Pascal, grand chrétien devant l'Eternel, nous mène à celle de l’éternité en Dieu. Mais comment cet esprit aussi génial que tourmenté explique-t-il le désir ? Comment rend-t-il compte de son infinité ? Et comment en vient-il à conclure que Dieu est le véritable objet du désir ?

Pour Blaise Pascal, la grande plainte est ce qui caractérise les hommes, elle témoigne de leur impuissance à parvenir au bonheur par leurs efforts. Le présent ne les satisfaisant pas, ils sont voués à une successions d'attentes, sans cesse portés vers un plus grand bien qu'ils n’atteignent finalement jamais. Qu'est-ce à dire ? Que le désir nous pousse vers quelque chose qui n’est pas de ce monde ; il est donc inévitable que soyons déçu, mais nous ne renonçons pas pour autant à cette aspiration. Une trace, une marque, une empreinte fossilisée dans les couches profondes de notre être nous donne le sentiment obscur qu’un tel bien, supposé être le terme ultime du désir, puisse être atteint. C’est pourquoi le désir est infini, il ressurgira tant que nous n’aurons pas atteint le bien suprême à même de le combler. Dans la mesure où ce bien ne saurait être pleinement obtenu durant notre vie terrestre, toute notre agitation est condamnée à la vanité.

Le désir se fonde sur un manque, et il n'y a manque que s’il y a eu perte, chute. "On ne désire que ce que l’on a pas" disait Platon. Il faudrait préciser avec lui que l’on désire ce que l’on a plus, ce que l’on a eu mais que l’on a perdu. Il serait en effet absurde de penser que le téléphone ait manqué à ceux qui ont vécu avant son invention. Aussi, le désir d’éternité ou d’infini, que Pascal ne dissocie pas nettement, signifie qu’il y eu éternité et que celle-ci a été perdue. D’abord hors du temps, l’homme a été jeté dans la temporalité et par conséquent, dans la finitude. Si nous désirons la plénitude c’est parce qu’elle a autrefois été le lot de l’humanité et que, depuis lors, elle nous fait cruellement défaut. Si le désir nous oriente vers une transcendance, vers un delà, alors cet au delà doit exister.

« Qu’est-ce donc que nous crient cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire par Dieu lui-même ?[i] » Pascal déchiffre le désir comme la nostalgie inconsciente du Paradis terrestre dans lequel Adam et Eve ont originairement vécu. L'insatiable désir des hommes est la conséquence du péché originel et de l’expulsion définitive qui s’en est suivie. Les hommes ont gardé en eux la trace, sous la forme d’un immense vide, de la plénitude originaire qu’ont connu leurs premiers parents. Le gouffre béant creusé en nous est à la mesure de ce que l’homme a perdu en désobéissant aux commandements divins. L’infini de nos désirs apparaît comme la conséquence d’une faute, une punition, un châtiment, une souffrance que nous devons endurer pour payer la dette qu’Adam et Eve nous ont légué. Cette dette, nous la ressentons à travers le sentiment de manque qui nous habite.

Il faut dire que Pascal ne goûtait guère aux joies d’une vie qui, selon lui, ne valait rien. Inventeur de la première machine à calculer, grand mathématicien nous ayant légué d'admirables théorèmes, philosophe ayant décrit la condition humaine avec tant de profondeur, Pascal se sentait malgré tout désespérément ignorant. Car s'il avait quelques connaissances il se sentait dans l'ignorance totale des choses les plus fondamentales à savoir : d'où est-ce que nous venons? Où irons-nous après notre mort? Pourquoi nous est-il donné de vivre? Pourquoi ici et non ailleurs? Pourquoi tant d'années et pourquoi maintenant? Pour fuir ces questions, pour fuir la certitude de leur mort inéluctable les hommes passent leur temps à se divertir ; en jouant, en construisant, en chassant, en s'occupant de galants commerces, en faisant des mathématiques, de la recherche scientifique, en travaillant. Sans doute son incertitude essentielle désolait Pascal, et la conscience qu’il avait de l’inutilité profonde de sa présence au monde était certainement trop aigue. Son grand amour à lui fut un Dieu jouant à cache-cache avec ses créatures, et le « divertissement » majeur de Pascal fut de le chercher dans les ténèbres de sa propre misère. Pascal détestait sa condition d'homme, haissait le soucis de soi, de l'ego. Il n'appréciait guère plus sa propre personne – corps malade, âme inquiète : "le moi est haïssable".

J’aime Pascal par sympathie, je hais Pascal par empathie.

[i] Pensées ( Brunschvicg 425)

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"Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d'arriver au bien par nos efforts. Mais l'exemple nous instruit peu, et c'est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre."

Blaise Pascal, Pensées, 425-148

Rédigé par Jean-Marie Le Quintrec

Publié dans #Les philosophes

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