De la lucidité selon Schopenhauer

Publié le 5 Novembre 2013

Regardez s'agiter le monde des hommes : partout et depuis les siècles les plus reculés, la créature humaine se débat en tous sens pour satisfaire péniblement ses besoins et ses innombrables désirs.

Mais où mène cette incessante lutte pour la vie ou la survie ? À quoi tendent ces intrigues, ces guerres, ces massacres et ces révoltes sanglantes dont regorge l'Histoire ?

Se revendiquant « lucide », Arthur Schopenhauer soutient que "dès que notre vie est assurée nous ne savons qu'en faire"; autrement dit, aucun homme ne sait ce qu'il désire en général. L'histoire humaine et la vie de chacun ne mène proprement à rien - et certainement pas à bonheur promut en fin ultime de tous nos efforts par la philosophie grecque.

Qu’on nous interroge sur tel ou tel désir spécifique et nous saurons toujours déterminer l’objet qui lui convient ; mais si l'on nous demande : « que désirez vous ? » sans faire référence à quoi que ce soit d’immédiat, nous voilà plongé dans un terrible embarras. C’est parce que, explique Schopenhauer, le « Vouloir-vivre » ne veut rien d’autre que...vouloir ! Tout désir particulier a un but mais la force plus générale qui se manifeste dans le désir n’en a pas. Dès lors, le désir apparaît comme un effort sans fin, résurgence perpétuelle. S’il n’a pas de limite, c’est parce qu’il n’a pas de but, pas d’objet réel.

La philosophie aristotélicienne pensait l'effort humain, le mouvement actif, comme privation de quelque chose vers quoi l’on tend et le repos comme plénitude liée au fait d’avoir atteint ce vers quoi l’on tendait. Le sage, après avoir assuré ses besoins et atteint les buts volontaires que sa raison lui avait prescrits, peut jouir d’une tranquillité parfaite et ainsi goûter au plus grand bien que la vie est en mesure de lui offrir. Or Schopenhauer remarque qu’un tel repos, supposé survenir au terme du désir, ne se rencontre jamais. Le bien suprême, c’est-à-dire la fin poursuivie, nous échappe toujours puisque la vie n’est qu’une succession de désirs. Il n’y a donc que mouvement perpétuel, privation réitérée, souffrance indéfinie. Et celle-ci ne saurait être le moyen terme permettant d’accéder au bonheur dans la mesure où la destination finale n’existe pas. L’auberge au bout du chemin n’est qu’un mirage et le chemin qui semble y conduire ne mène en vérité nulle part.

Mais qu'est-ce que Schopenhauer appelle le "Vouloir-vivre" ou la "Volonté" ? Tout le contraire de ce nous appelons "la volonté" ! La volonté se distingue en effet du désir en ce qu'elle constitue un pouvoir d'autodétermination, on peut par exemple désirer quelque chose mais ne pas vouloir donner suite à ce désir pour divers motifs. Mademoiselle de Chartres désire ardemment Monsieur de Nemours, mais elle refuse obstinément cet amour pourtant réciproque au nom du serment qu'elle a prononcé lors de son mariage avec le prince de Clèves. En ce sens, la volonté humaine est capable de s'opposer aux désirs les plus passionnels. Aussi, pour comprendre le sens que Schopenhauer donne à son concept de "Volonté", il faut le replacer dans le cadre de sa philosophie générale.

Schopenhauer, cet "homme et chevalier au regard d’airain" (Nietzsche), voit partout et toujours la même chose, le même être, la même force à l’œuvre. D’après lui, une puissance aveugle, sans fondement et sans but, constitue l’essence intime de la totalité des objets présents dans l’univers, l’étoffe même de toute chose. Tout ce qui existe, matière, vie, hommes, est porté par cette puissance à exister. L’énigme suprême est en voie d’élucidation : le monde tout entier n’existe qu’en vertu d’une force qui le fait exister, qui en est la substance, et qui l’anime.

« Toutes les formes visibles de l’être ont un même fond [i] » professe avec véhémence le Schopenhauer de 1818. Ce vouloir-vivre universel qu’il nomme « Volonté » se pare chez l’homme de la figure du désir. Ainsi envisagé, le désir fait de l’homme un pantin inconscient d’une puissance qui le précède, et dont il n’est qu’une manifestation ponctuelle. La liberté n’est plus qu’une illusion plaisante, ce n’est pas vraiment l’individu qui désire puisque quelque chose en lui l’y conduit. Dès lors, le regard doit infléchir sa perspective, être en proie au désir c’est être la proie du désir. Etre désirant, véritable déchéance, c’est choir dans le désir comme on choît inexorablement dans l’être.

Voilà qui donne à penser. Ne pas s’interroger sur le désir c’est risquer de le subir, de répondre aveuglément aux exigences d’une force qu’on ne peut contrôler. Mais comment Schopenhauer découvre-t-il son principe d’unité ? Comment découvre-t-il la « Volonté » ? En observant et en méditant sur le monde ? Démarche stérile, nous n’y verrions que le reflet des structures de notre propre entendement, c’est-à-dire le fruit d’une projection sur le monde de nos propres cadres mentaux.

L’observation, aussi minutieuse soit-elle, ne nous fournira jamais que le dehors du monde, elle nous laissera à l’extérieur des choses. L’unique chose que nous pouvons connaître de l’intérieur c’est nous-mêmes, d’après l’identité que nous formons avec notre corps propre. En plongeant en nous-mêmes, nous découvrons la source intérieure dont découle notre être. Cette source, c’est celle du désir de vivre, un effort incessant à persévérer dans notre vie.

Notre corps, considéré comme parcelle du monde, est animé par une force qui le conduit à vouloir aveuglément ce que ses désirs et besoins lui prescrivent. La vérité ainsi révélée nous enseigne que quelque chose en nous veut la vie, même si nous ne savons qu’en faire lorsqu’elle est assurée, et ce quelque chose c’est la « Volonté ».

Autrement dit, Schopenhauer ne découvre pas l’essence du désir en examinant la « Volonté » mais découvre la « Volonté » en examinant l’essence du désir. Logique de système : cette « Volonté », ce n’est pas dans le monde qu’il pouvait la déceler puisque celui-ci n’est jamais connu comme tel mais seulement à travers le voile de la représentation que l’on s’en fait. La seule chose qui n’est pas uniquement notre représentation, la chose qui ne nous laisse pas complètement dehors, c’est bien notre corps physique, et ce corps s’affirme comme volonté. C’est seulement par suite que Schopenhauer peut généraliser sa découverte, suivant un principe d’analogie, à l’ensemble des êtres vivants, puis au monde inorganique. Schopenhauer pense d’abord l’homme, son désir de vivre, et par suite pense le monde par analogie à l’homme. Ce qui vaut pour la partie doit valoir pour le tout. Cet effort qui nous porte à exister doit être le même qui porte le monde à être, sans cet effort il n’y aurait que néant.

On peut sourire, s’étonner, s’ébrouer ou s’agiter devant tout ce que comporte d’incertain ce « doit être ». Un logicien rétorquerait qu’un raisonnement par analogie ne conduit qu’à des conclusions probables. Rien n’autorise à transposer dans les choses ce qui se manifeste en nous-mêmes, et il semble évident que nous sommes d’une autre nature que celle de la pierre ou du chou-fleur. La réponse apportée par Schopenhauer n’est qu’une doctrine spéculative et les questions sont loin d’être épuisées. Dire que la puissance métaphysique qui anime le cosmos nous conduit à désirer indéfiniment peut tout aussi bien prêter au rire homérique qu’à l’illumination bouddhiste. Néanmoins, Arthur Schopenhauer nous révèle la vérité d’une perspective originale, celle d'un tempérament humain, au regard froid et désenchanté. Il créé un concept et nous propose au passage une lecture profonde, singulière et tragique.

[i] Le monde comme Volonté et comme représentation ( PUF, p394)

"Supposons un homme en qui la volonté est animée d'une passion extraordinairement ardente; en vain dans la fureur de son désir, il ramasserait tout ce qui existe pour l'offrir à sa passion et la calmer : nécessairement il éprouvera bientôt que tout contentement est de pure apparence, car il ne nous est jamais donné l'assouvissement final de notre volonté." Schopenhauer

Rédigé par Jean-Marie Le Quintrec

Publié dans #Les philosophes

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